PRUNUS SEROTINA
Dynamique invasive du cerisier tardif, Prunus serotina Ehrh., en système forestier tempéré: déterminants, mécanismes, impacts écologiques, économiques et socio-anthropologiques
Résultats
Analyse spatiale de l’invasion
Des prospections de terrain ont été conduites dans 3 zones emboîtées : d’abord en forêt domaniale de Compiègne (zone 1 : 13 644 ha) de manière intensive afin d’élaborer une base de donnée couplée à un SIG donnant un état précis de la répartition de Prunus serotina ; puis dans l’ensemble de la région Picardie (zone 2) de manière plus extensive et guidées par les données de répartition existantes ; enfin, des enquêtes auprès des gestionnaires forestiers et des naturalistes ont été menées sur les marges picardes (zone 3), suivies de prospections extensives, afin de répertorier les points potentiels d’essaimage. La forêt de Compiègne (Oise) est de loin la plus envahie, avec près de 80% des parcelles où Prunus serotina est présent. Les autres forêts picardes touchées se situent à proximité de Compiègne. Pour le Nord, la forêt de Saint-Amand joue le même rôle.
Invasibilité des écosystèmes
Elle peut être scindée en 2 composantes : l’une permanente, déterminée par les propriétés édaphiques (niveau trophique, réaction, drainage interne), l’autre temporaire et fluctuante, liée à l’arrivée de lumière au sol. Prunus serotina est capable de coloniser une large gamme de stations, mais les sols les plus pauvres d’un point de vue trophique (sols de la série podzolique) et les mieux drainés sont les plus vulnérables. La ressource lumineuse est contrôlée par le régime des perturbations, naturelles (e.g. tempêtes, dont les conséquences varient en ampleur avec le type de peuplement) et anthropiques (e.g. coupes) ; c’est elle qui active la banque de plantules quiescentes de cerisier tardif.
Dynamique des populations
Les graines de Prunus serotina entrent dans des systèmes forestiers à canopée fermée pour former une banque de plantules quiescentes très longévives (« syndrome d’Oskar »). A la moindre arrivée de lumière, les plantules reprennent leur croissance (56 cm.an-1 en moyenne, soit une croissance plus rapide que celle des ligneux indigènes sur sol acide) et les individus atteignent la canopée pour y fructifier massivement (6 000 graines.an-1 en moyenne, mais dont moins de 50% sont viables), dès l’âge de 8 ans en moyenne (néoténie). La plupart des graines est dispersée par barochorie à proximité immédiate des semenciers (où le taux de prédation au sol est important), le reste l’étant à plus longue distance par endozoochorie, surtout via le renard et, dans une moindre proportion, par les oiseaux. Si la canopée se referme avant que Prunus ne l’ait atteinte, la partie aérienne meurt, mais l’individu rejette vigoureusement de souche et drageonne, les tiges ainsi néoformées passant en quiescence (« syndrome d’Alice »). Grâce à cette plasticité et à cette modularité, un individu de Prunus serotina est virtuellement immortel.
Impact sur la diversité végétale
La comparaison de la diversité végétale (i.e. composition floristique, attributs structurels de la diversité, groupes fonctionnels) entre parcelles forestières envahies et parcelles non envahies n’a pas permis de mettre en évidence de différence majeure, a fortiori interprétable comme une conséquence de l’invasion. Les modifications observées sont plus vraisemblablement liées à l’histoire des perturbations, celle-là même qui explique l’invasion. De même, les parcelles envahies révèlent une plus faible richesse dendrologique, mais celle-ci est plutôt cause que conséquence de l’invasion : les peuplements d’emblée paucispécifiques, dont le sous-bois est quasi inexistant (futaies régulières équiennes) sont plus invasibles que les peuplements mélangés à sous-étage conservé. De ce fait, Prunus serotina devient physionomiquement dominant et joue le rôle d’espèce structurante dans l’écosystème forestier. Des effets délétères qui pourraient se manifester à plus long terme ne sont donc pas exclus. Aucun potentiel allélopathique n’a été détecté expérimentalement.
Modélisation
Un modèle matriciel (matrice de Lefkovitch) de la dynamique des populations à l’échelle locale en environnement stochastique (i.e. fréquence d’arrivée de lumière au sol) a d’abord montré que le taux de croissance des populations (i.e. exposant de Lyapounov) augmentait avec la disponibilité en lumière au-delà de la valeur seuil d’une éclaircie par siècle. Dans un second temps, la forêt de Compiègne a été discrétisée en mailles de 500 x 500 m, afin de construire un modèle paysager de type automate cellulaire, où la distribution des graines de Prunus serotina suit une fonction de dispersion (‘dispersal kernel’), faisant intervenir les oiseaux et le renard comme vecteurs. Enfin, la maille de l’automate cellulaire a été réduite à 50 x 50 m, afin que les cellules soient écologiquement homogènes, et le modèle matriciel local a été injecté dans le modèle paysager, de manière à obtenir un modèle complet. Différentes simulations ont permis de vérifier des hypothèses de travail, d’effectuer des prédictions et de tester différents scénarios de lutte. L’hétérogénéité écologique freine la propagation de l’espèce invasive, celle-ci suivant clairement certains corridors ; le processus invasif est donc directionnel.
Impact socio-anthropologique
Le contexte local, a fortiori régional, est celui d’une médiatisation quasi inexistante du problème. A Compiègne, en dehors d’une minorité éclairée constituée de scientifiques et de naturalistes (les « lanceurs d’alerte »), seuls les forestiers directement confrontés au problème en ont conscience. Les autres usagers de la forêt ignorent le plus souvent le problème où n’ont fait « qu’en entendre parler ». Dès que l’on s’éloigne de l’épicentre de l’invasion, le degré de connaissance du problème diminue très rapidement (et consiste surtout en des connaissances théoriques et/ou approximatives) pour devenir nul, y compris chez les professionnels de la forêt. En résulte une absence d’anticipation : dans les massifs en phase de colonisation (stade auquel on peut encore éradiquer l’allogène), l’inaction est de règle, les forestiers ayant d’autres priorités (notamment l’adaptation de la gestion aux changements climatiques) et estimant que la situation est loin d’être aussi dramatique qu’à Compiègne (!). Autrement dit, on attend qu’il soit trop tard pour (ré)agir. Même lorsqu’il est connu, Prunus serotina n’est pas forcément reconnu et souvent confondu avec des espèces indigènes de Prunus. Il est invisible, même lorsqu’il domine le paysage ! Cette invisibilité est probablement liée à l’absence de cadre cognitif d’appréhension plutôt qu’à sa présence ou absence au sens physique du terme. Prunus serotina est là, à la manière de l’étranger que personne ne reconnaît, dans l’indifférence générale à sa « personne » qui n’a d’autre statut que celui de l’intrus qu’il faut ignorer et dont on refuse la connaissance.
Impact économique
Les différentes enquêtes n’ont détecté aucun impact économique indirect négatif (e.g. dégradation des aménités) de l’invasion. Au contraire, l’espèce est plutôt bien perçue par certains usagers : des randonneurs modifient leur parcours habituel pour admirer le feuillage automnal des parcelles envahies, des riverains confectionnent des confitures avec les fruits, les chasseurs y voient un bon couvert pour le petit gibier. L’impact économique consiste surtout en une altération de la fonction de production de la forêt. Le renouvellement de la forêt de Compiègne n’est pas compromis, mais dans l’itinéraire technique sylvicole classique la phase de régénération requiert une sylviculture beaucoup plus dynamique sous peine d’échec, entraînant un surcoût de 25 à 40 %. Les pertes financières varient avec l’essence-objectif (plus importantes pour le pin et le chêne que pour le hêtre) et le type de régénération (plus importantes pour les plantations que pour les régénérations naturelles), entre 114 et 288 euros.ha-1.an-1 sur les 30 dernières années, mais les effets délétères de l’invasion viennent se superposer à ceux des accidents climatiques et des dégâts du grand gibier. Ces pertes ne sont pas compensées par les produits de Prunus serotina : les essais de sylviculture ont échoué et le bois se vend mal, même comme bois de chauffage. Le coût minimal d’une hypothétique éradication en forêt de Compiègne serait de 48 millions d’euros (4 137 euros.ha-1), contre 387 000 euros pour l’ensemble des autres forêts de la région. Des essais préliminaires indiquent cependant que le bois pourrait être utilisé avantageusement pour la confection de « bétons-bois »…
Actions de transferts
Les travaux menés dans le cadre de ce programme ont donné lieu à un certain nombre de publications dans des journaux scientifiques ou de vulgarisation (e.g. La Garance voyageuse, Forêt magazine). Plusieurs articles ont également paru dans la presse locale (e.g. Oise Hebdo) ou nationale (e.g. Les Echos). Plusieurs communications ont été faites à des congrès internationaux (e.g. Congrès annuels de l’International Association of Vegetation Science) ou nationaux (e.g. Colloque « Pollution » du Groupe d’Histoire des Forêts françaises). Une Journée d’information « grand public » sur les plantes invasives et une exposition dédiée au Prunus serotina ont été organisées, respectivement à Amiens en juin 2003 et à Compiègne en octobre 2004. Une synthèse scientifique pourrait voir le jour en collaboration avec d’autres équipes européennes travaillant sur le sujet, à travers un ouvrage. Une synthèse technique est prévue pour un journal professionnel forestier. Un colloque de restitution est envisagé à l’automne 2006 ou en 2007, grâce au soutien de la région Picardie. Le rapport final sera mis en accès libre sous format pdf sur le site Internet du laboratoire et diffusé auprès des gestionnaires forestiers, associations de naturalistes et collectivités locales et territoriales. Un court-métrage à destination du grand public est à l’étude. Par ailleurs, les bases de données et couches SIG créées lors de ces travaux sont transmis à l’Office national des Forêts et au Conservatoires botanique de Bailleul, partenaires de ce programme. Les recommandations de gestion ont déjà été transmises au Conseil scientifique consultatif de l’ONF Picardie et seront prochainement rédigées pour diffusion plus large et mise en ligne. Les modèles élaborés et les simulations réalisées seront transférés aux gestionnaires forestiers, à titre d’outils d’aide à la gestion et à la mise en place d’un système de surveillance et de prévention.
Recommandations
L’invasion biologique n’a en soi aucune signification tant que le problème n’est pas construit socialement, faute de quoi il ne peut accéder au statut de problème public. Un tel travail de construction implique l’existence de schémas d’interprétation et d’instruments cognitifs sans lesquels l’identification reste improbable et en conséquence ne peut susciter des raisons d’agir pour en diminuer les conséquences écologiques et économiques. Un premier travail à faire est donc l’information et la sensibilisation des usagers de la forêt, toutes catégories confondues (mais de manière adaptée à chacune de ces catégories), mais aussi l’incitation à une véritable politique régionale, voire supra-régionale en la matière. Une formation des gestionnaires forestiers paraît également indispensable ; d’abord pour reconnaître l’espèce (et les espèces invasives en général), mais aussi pour lutter efficacement contre elle. Etant donné le coût exorbitant et le faible taux de réussite des techniques d’éradication, la priorité doit être donnée à la prévention, ce qui passe par la mise en place d’un véritable système de « veille sanitaire » s’appuyant sur les outils élaborés (bases de données/SIG, modèles prédictifs). Une hiérarchisation des forêts en fonction du risque d’invasion a été produite à partir des données recueillies sur la répartition actuelle de Prunus et sur la vulnérabilité des écosystèmes ; elle peut servir de base à un plan régional de prévention, l’objectif devant être l’élimination de toute nouvelle implantation de l’allogène. D’un point de vue technique, nous recommandons l’arrachage manuel des jeunes plants, l’abattage des plus gros individus suivi d’un traitement chimique des souches ; ces opérations devant être réitérées pendant au moins 3 années consécutives dans les parcelles concernées. Dans les massifs déjà très envahis (e.g. Compiègne, Saint-Amand), les usagers doivent désormais apprendre à vivre avec Prunus serotina, mais un contrôle des populations sur la périphérie du front circulaire d’invasion doit être préconisé, afin de limiter l’expansion locale des populations et la dispersion des graines vers les massifs forestiers voisins. Enfin, il paraît urgent d’intervenir sur le plan juridique, étant donné que l’espèce est toujours commercialisée, voire conseillée, par les pépiniéristes et certaines jardineries. Sans suppression de la source, toute action en aval paraît vaine.
Conclusion
Grâce à une stratégie démographique et une plasticité n’ayant pas d’équivalent chez les essences indigènes, Prunus serotina s’intègre parfaitement aux cycles sylvigénétiques ou sylviculturaux des forêts tempérées d’Europe occidentale. Il y occupe prioritairement des niches écologiques naturellement (sols de la série podzolique) ou artificiellement (peuplements équiens « débarrassés » de leur sous-étage ligneux) vacantes. De ce fait, l’impact sur la biodiversité végétale à moyen terme est sub-nul. Même lorsqu’il domine le paysage, Prunus serotina est « invisible » pour la plupart des usagers de la forêt et a donc peu de conséquences sur les aménités de la forêt. Le seul impact négatif réellement objectivé est financier dans les massifs les plus envahis. Dans ce contexte, il est souhaitable de prévenir toute nouvelle implantation dans des massifs forestiers actuellement « sains », mais il faudra probablement apprendre à vivre avec le cerisier tardif là où il s’est déjà propagé. Des recherches complémentaires seront nécessaires pour évaluer les conséquences de l’invasion à plus long terme, ce qui passe par la mise en place de placettes permanentes d’observation. Des études expérimentales pourront aider à perfectionner, non seulement la stratégie de lutte « anti-Prunus » (i.e. mise au point de techniques spécifiques de l’espèce), mais aussi la stratégie d’intégration dans les peuplements envahis (i.e. expérimentation de nouveaux itinéraires techniques sylvicoles). Des recherches juridiques et socio-politiques devraient également aider à la mise en place d’une politique nationale cohérente, tant en matière de prévention que de contrôle.
Partenaires
UPJV – Laboratoire de Biodiversité végétale et fongique (UPRESS-EA 3912) : Olivier CHABRERIE, Déborah CLOSSET-KOPP, Guillaume DECOCQ et Robert SAGUEZ
UPJV – Laboratoire amiénois de mathématiques fondamentales et appliquées (UMR 6140 CNRS) : Olivier GOUBET, Frédéric PACCAUT, Emmanuelle SEBERT-CUVILLIER
UPJV- Centre d’Etudes et de Formation en Sciences sociales (UPRESS-EA 3910) : Bernard KALAORA
UPJV- Centre d’Etudes géographiques : Frédéric ROULIER
UPJV- Centre de ressources Cartographie : Joëlle DÉSIRÉ
Conservatoire Botanique national de Bailleul : Hermine DELACHAPELLE, Jean-Christophe HAUGUEL, Frédéric HENDOUX, Bertille VALENTIN
Office National des Forêts : Jérôme JAMINON, Isabelle LEBLANC
Stagiaires
Ramla ABDELLATIF, Benoît BARTOUX, Christine BEUGIN, Roza BOUAZZA, Jean BOUCAULT, Romain DEBONNE, Marie DEVILLE, Patrick ENDELS, Aurélien FLOQUET, Castore GABBIADINI, Moina HODARI, Hélène HOEBLICH, Aurélie JAVELLE, Julien LEFÈVRE, Guillaume LEPINOY, Jérôme LOINARD, Brice NORMAND, Michel NOVAK, Sidonie PERRIN, Loïc de POURCQ, François RABAIN, Valérie SIMON, Joséphine STREZYK
Références bibliographiques
Chabrerie O., Hoeblich H., Decocq G. (2006) Déterminisme et conséquences écologiques de la dynamique invasive du cerisier tardif (Prunus serotina Ehrh.) sur les communautés végétales de la forêt de Compiègne, Acta Botanica Gallica, 132 (sous presse).
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