Les cours d’eau : des corridors à grande vitesse pour sauver les espèces végétales menacées par le réchauffement climatique
C’est ce que montre une récente étude conduite par l’équipe du Professeur Guillaume Decocq de l’Université de Picardie Jules Verne et du CNRS, dont les résultats sont parus dans la revue scientifique Journal of Applied Ecology (Araujo Calçada et al., (2013) Streams are efficient corridors for plant species in forest metacommunities. Journal of Applied Ecology 50, 1152–1160).
Les chercheurs ont comparé la composition floristique de trois types de petits fragments forestiers récents : des fragments traversés par un ruisseau provenant d’une grande forêt ancienne, des fragments traversés par un ruisseau provenant de prairies, et des fragments isolés sans ruisseau. Ils ont ensuite mis en relation cette composition avec celle des graines déposées par les cours d’eau lors de crues. Les scientifiques montrent que les fragments récents reliés à la forêt ancienne par un cours d’eau sont plus riches en espèces herbacées forestières que les autres, mettant ainsi en évidence le rôle des ruisseaux comme corridor écologique. La découverte est d’importance puisque les espèces herbacées forestières sont particulièrement vulnérables au réchauffement climatique, du fait de leur très faibles capacités de migration : de l’ordre de 1 m par siècle pour une espèce aussi commune que l’anémone des bois. Or, les chercheurs ont trouvé une vitesse minimale de 15 m par an (soit 150 fois plus rapide !) lorsque les graines de ces espèces tombent dans l’eau : elles peuvent alors être dispersées de manière « non conventionnelle » loin de leurs populations sources et potentiellement échapper à des conditions locales devenant défavorables. Ces résultats sont particulièrement pertinents à l’heure de la mise en œuvre de la « trame verte et bleue » prévue par la loi Grenelle 2, dont la phase de consultation des acteurs du territoire est en cours.
Les changements environnementaux globaux constituent une menace majeure pour la biodiversité : le taux d’extinction des espèces est prévu d’augmenter au cours du XXIème siècle (Sala et al., 2000). Pour éviter l’extinction, une espèce a deux possibilités : (1) soit elle suit les conditions environnementales dont elle a besoin (qui définissent sa « niche écologique ») dans l’espace (en migrant) et/ou dans le temps (en décalant son cycle de développement) ; (2) soit elle s’adapte aux nouvelles conditions climatiques par acclimatation (modification du mode d’expression des gènes) ou micro-évolution (différenciation de génotypes nouveaux) (Bellard et al., 2012).
La plupart des plantes forestières sont particulièrement menacées par le réchauffement climatique du fait, d’une part, de leurs très faibles capacités de migration (beaucoup produisent un petit nombre de graines assez lourdes, dispersées à proximité directe des pieds mères, par simple gravité ou par les fourmis) et, d’autre part, de leur importante longévité qui réduisent leurs capacités adaptatives. Certains scientifiques ou gestionnaires ont proposé la « migration assistée » comme alternative : l’homme interviendrait pour semer ou transplanter ces plantes forestières dans des secteurs géographiques plus favorables (Ste-Marie et al. 2011, Pedlar et al. 2012), mais cette pratique reste très contestée d’un point de vue éthique (Aubin et al. 2011). C’est dire l’importance cette étude conduite en Thiérache (dans le nord du département de l’Aisne), en collaboration avec les services de l’Office national des Forêts (ONF). Les chercheurs ont montré que les graines de nombreuses espèces herbacées forestières croissant dans une grande forêt ancienne (la forêt domaniale d’Aubenton) tombaient fortuitement dans l’eau des nombreux ruisseaux prenant leur source dans ce massif forestier lors des épisodes de crues ; emmenées par le courant hors de la forêt, ces graines atteignent les petits fragments forestiers récents situés alentours, où elles sont déposées au moment de la décrue. Elles peuvent alors germer puis installer de nouvelles populations dans ces boisements récents d’anciennes terres agricoles qu’elles n’auraient jamais pu atteindre par leurs propres moyens. Ainsi, les fragments forestiers traversés par un ruisseau provenant de la grande forêt présentent une biodiversité végétale bien plus élevée que les autres fragments forestiers sans ruisseau ou traversés par un ruisseau ne provenant pas de la forêt ancienne. Cette étude montre ainsi pour la première fois que des espèces végétales, pourtant non adaptées à la dispersion de leurs graines par l’eau, peuvent utiliser de manière fortuite des cours d’eau, même de taille très réduite, comme « corridor à grande vitesse », puisque les chercheurs ont trouvé une vitesse minimale de dispersion de l’ordre de 15 mètres par an, soit une vitesse 150 fois plus rapide que celle mesurée pour des modes de dispersion conventionnels !
La conservation, la restauration et la création de « corridors écologiques » est une stratégie mondiale face aux changements globaux (incluant la fragmentation des habitats et le réchauffement climatique). En France, son application est prévue par la loi « Grenelle 2 », via l’implémentation de la « trame verte et bleue » (décret d’application n° 2012-1492 du 27 décembre 2012 ; http://www.developpement-durable.gouv.fr/-La-Trame-verte-et-bleue,1034-.html). C’est dire l’importance de cette étude, qui montre pour la première fois que les cours d’eau, même de petite taille (qui forment la « trame bleue »), sont des corridors naturels très efficaces pour les espèces herbacées forestières peu mobiles et donc, particulièrement vulnérables aux changements climatiques dans nos paysages fragmentés, dominés par l’agriculture intensive. Les auteurs recommandent de préserver, voire de restaurer, l’intégrité des cours d’eau afin de bénéficier au mieux de leur fonction de corridor, une mesure moins coûteuse que de restaurer ou de re-créer des habitats « naturels ».
REFERENCES
Aubin I, Garbe CM, Colombo S, Drever C.R., McKenney D.W., Messier C., Pedlar J., Saner M.A., Venier L., Wellstead A.M., Winder R., Witten E., Ste-Marie C. (2011) Why we disagree about assisted migration: Ethical implications of a key debate regarding the future of Canada’s forests. The Forestry Chronicle 87 : 755-765
Bellard, C., Bertelsmeier, C., Leadley, P., Thuiller, W. & Cour- champ, F. (2012) Impacts of climate change on the future of biodiversity. Ecology Letters, 15, 365–377.
Pedlar JH, McKenney DW, Aubin I, Beardmore T, Beaulieu J, Iverson L, O’Neill GA, Winder RS & Ste-Marie C. (2012) Placing Forestry in the Assisted Migration Debate. BioScience 62: 835-842.
Sala, F.S., Chapin III, Armesto, J.J., Barlow, E., Bloomfield, J., Dirzo, R., Huber-Sanwald, E., Huenneke, L., Jackson, R.B., Kinzing, A., Leemans, R., Lodge, D.M., Mooney, H.A., Oester- held, M. & Poff, N.L. (2000) Global biodiversity scenarios for the year 2100. Science, 287, 1770–1774.
Ste-Marie, C.; Nelson, E. A.; Dabros, A; Bonneau, M.-E. Assisted migration: Introduction to a multifaceted concept. The Forestry Chronicle 8: 724–730.