LA VULNERABILITE DES EAUX SOUTERRAINES:
la turbidité en Pays de Caux
Anthony VANDEWIELE (*)
Parmi les nombreuses causes de pollution affectant la qualité des eaux de distribution, il en est une qui est beaucoup plus rencontrée que les autres en Seine-Maritime et en particulier dans le Pays de Caux, il s’agit de la turbidité. Il n’est pas un phénomène pluvieux intense sans qu’une partie de la population cauchoise soit privée d’eau potable pendant une période allant de quelques jours à quelques semaines. Ce phénomène courant semble s’est amplifier au cours de ces dernières années jusqu’à toucher certains captages (notamment celui de Héricourt en Caux) par plus de 8 fois entre décembre 1992 et avril 1998. Un document de l’Express annonce même le chiffre de 49 jours de dépassement de norme de turbidité pour le réseau de distribution de Caudebec-en-Caux. Après avoir donné une définition de la turbidité et après en avoir déterminer ses mécanismes il faudra essayer de voir pourquoi cette région est particulièrement sensible à ce type de pollution, quels sont les effets d’un épisode orageux sur la qualité des eaux en matière de turbidité, quelles sont les effets de la turbidité sur les utilisateurs d’eau et enfin quelles sont les efforts à effectuer pour résoudre ce mal grandissant ?
I) Définitions et mécanismes
« La turbidité est un phénomène temporaire et sporadique qui s’est accrue en intensité ces dernières années avec les modifications des pratiques culturales et les aménagements du milieu rural qui amènent une imperméabilisation des sols et une augmentation du ruissellement et de l’érosion. » (B.R.G.M., 1992). La turbidité, composée de fines particules en suspension ou de matières colloïdales, a des origines multiples et se trouve favorisée en Seine-Maritime par les engouffrements en bétoire des eaux de ruissellements et l’existence de rivières souterraines où l’eau circule rapidement. Les colloïdes provenant des pollutions organiques de surface donnent un aspect blanchâtre et opalescent à l’eau, tandis que les argiles et les limons de surface entraînés par les ruissellements vers les bétoires et les valleuses colorent brutalement l’eau de brun clair. La turbidité est un phénomène naturel dans les eaux karstiques.
Le karst de Seine-Maritime n’échappe pas à la règle et il est même particulièrement sensible. En effet, les matières en suspension, génératrices de ces troubles ont deux origines : interne ou externe. Lors de la dissolution des calcaires, et à fortiori de la craie, par les eaux météoriques surchargées en acides carboniques et humiques, il reste des particules argileuses et sableuses. Ces particules ont comme alternatives de colmater le karst ou d’être évacuées. Cette évacuation peut éventuellement être retardée mais elle finit généralement par arriver lors d’épisodes de pluviométrie catastrophique induisant des surpressions dans les réseaux karstiques. En Seine-Maritime, cette origine interne est souvent masquée par des apports originaires de la surface ou de la sub-surface. En effet, les formations superficielles (limons et argiles résiduelles à silex) peuvent être entraînées par les eaux d’infiltration vers les aquifères. Cette infiltration peut être soit lente soit rapide. C’est le cas des transferts via les bétoires (gouffres). Ces bétoires se forment généralement sur les axes de fracturation (alignements caractéristiques) et évoluent en permanence dans le temps et dans l’espace.
II) Les effets de la turbidité sur la santé
La turbidité peut, selon son origine, engendrer des goûts et des odeurs, soit directement, soit par réaction avec le désinfectant. Le risque microbiologique est peu fréquent mais important et dû à la fixation (absorption), des bactéries, des kystes ou œufs de parasites et, surtout, des virus, sur les limons et argiles. Ce risque se trouve aggravé par la présence de matières organiques qui neutralisent le désinfectant et favorisent ainsi la survie des germes et leur prolifération ultérieure dans les réservoirs et le réseau de distribution. Le risque chimique est fonction de l’origine du trouble et provient de la présence de pesticides, de métaux lourds et de résidus toxiques (formation d’haloformes par combinaison de certains éléments de la matière organique avec le désinfectant).
Localement, dans le Pays de Caux, différentes études engagées ou soutenues par le Ministère de la Santé ont conduit à des résultats que l’on peut schématiser ainsi (P. Beaudeau, 1998) : l’incidence des gastro-entérites montre un cycle annuel avec un minimum printanier et maximum hivernal. L’amplitude entre le niveau bas et le niveau haut, correspondant aux périodes de ruissellement, est supérieur de 30% dans les secteurs ruraux sensibles (simple chloration de l’eau avant distribution) qu’en ville (traitement complet de l’eau, c’est-à-dire avec clarification). On observe une augmentation des cas dans le mois qui suit une période de turbidité. Les avis de non potabilité de l’eau publiés en cas de turbidité hors norme seraient cependant efficaces et modéreraient très sensiblement l’impact sanitaire des pollutions. Ainsi les cas « discrets » (l’eau ne coule pas marron et pourrait même être conforme) pourraient paradoxalement, posséder un impact plus marqué. Sur les eaux non filtrées, les incidents de désinfection provoquent une augmentation du nombre des cas de gastro-entérites. Cependant, le rapport entre turbidité et risque microbiologique reste statistique : on peur observer des turbidités sans microbes et réciproquement, des afflux microbiens avec presque pas de turbidité.
III) La situation en Seine-Maritime et plus particulièrement dans le Pays de Caux
La turbidité touche en Seine-Maritime environ 30 à 40% des captages d’eau . Le pays de Caux est particulièrement touché par ce phénomène. En effet, celui-ci est essentiellement constitué de plateaux calcaires, le sol est très imperméable et les prairies disparaissent peu à peu au profit des labours (en plus la plupart des prairies qui disparaissent sont en position de rebord de plateau). Toutes ces conditions, largement évoquées auparavant concourent à donner des taux de turbidité impressionnants (parfois 500 NTU (nombre d’unités Jackson), alors que la valeur maximale est de 2 NTU). A la fin du mois d’octobre 1998, 80000 habitants de Seine-Maritime ont été privés d’eau potable , et encore 15000 personnes fin décembre suite à une nouvelle alerte. Le dernier document paru dans l’Express confirme cette tendance puisque que la plupart des captages de Seine-Maritime sont concernés par des problèmes de turbidité , c’est notamment le cas pour les réseaux de distribution de Caudebec-en-Caux, de Yerville et de Yvetot.
Figure : Turbidité dans les eaux d’alimentation en 1990
La mesure de la turbidité est une quantification du trouble de l’eau, lié à la présence de suspensions, et se mesure le plus souvent par effet TYNDALL (diffusion de la lumière incidente par les particules en suspension). Outre ces taux impressionnants de turbidité, les captages d’eau potable subissent de plus en souvent des épisodes de turbidité comme en témoigne le tableau 5. Huit captages de Seine-Maritime ont été touchés au moins 5 fois par des problèmes de turbidité entre décembre 1992 et avril 1998 .Vu la fréquence ce ces événements et parfois l’intensité de ceux-ci (orage et catastrophe de St-Martin-de-Boscherville), le département et en particulier la D.D.A.S.S., par une organisation draconienne ont mis en place un plan de gestion de crise afin de pallier au plus vite à l’atteinte de la qualité de l’eau distribuée.
La présentation générale de la catastrophe du 16 juin 1997 à St-Martin-de-Boscherville et l’organigramme de la gestion d’une situation d’urgence en matière d’eau potable suite à des pluies importantes illustrent bien les propos précédent. Suite à ces pluies diluviennes, le syndicat de Malaunay-Montville a distribué pendant 12 jours une eau non conforme et les habitants (7212 personnes) ont subi deux coupures d’eau d’une semaine chacune ; la ville d’Yvetot (10800 habitants) a distribué une eau non conforme pendant 7 jours (du 16 au 23 juin) ; enfin, le syndicat de Fauville (1835 personnes) a distribué une eau non conforme pendant 9 jours (du 16 au 25 juin). La situation en Seine-Maritime est donc assez inquiétante et ceci malgré les différentes mesures de protection autour des captages d’eau potables. Mais ces mesures sont elles suffisantes ? Ne faudrait-il pas plutôt agir à une échelle plus petite et donc reconsidérer l’organisation de l’espace en milieu rural ? C’est ce que nous essayerons de préciser dans le paragraphe suivant.
IV) Les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre la turbidité
Il n’est pas inutile de rappeler que les solutions sont à envisager à l’échelle d’un bassin versant où les phénomènes s’y enchaînent. Les dégâts de différentes natures – érosion, inondation, turbidité - rencontrés sur le bassin versant sont, dans la plupart des cas, liés au ruissellement. Des solutions simples peuvent être mises en œuvre , au niveau de la parcelle ou de l’exploitation agricole, pour réduire ces phénomènes de ruissellement ; la figure suivante en dresse un léger inventaire.
Figure : rôle et efficacité des différents aménagements sur un bassin versant Source : Chambre d’Agriculture de Seine-Maritime
En effet, une réponse adaptée aux problèmes repose sur la combinaison d’aménagements multiples, répartis sur l’ensemble du bassin versant d’une manière cohérente. Il faut cependant savoir que les aménagements de surface et les modifications des pratiques culturales ne pourront qu’à très long terme réduire les nuisances, jamais les supprimer. C’est pour cela que la prévision du risque sanitaire, avec la possibilité de mise en œuvre de procédés de filtration à bon escient est indispensable. Cette filtration peut être artificielle (procédés industriels de micro-filtration) mais aussi naturelle en utilisant les capacités épuratoires des alluvions (forages en bordure de plaines alluviales). Dans l’article de l’Express M. Mansotte (ingénieur sanitaire et directeur départemental des affaires sanitaires et sociales) confirme ces propos : « il est techniquement possible de remédier à ces problèmes, en identifiant les zones d’infiltration situées près des points de captage et en protégeant ceux-ci correctement. Mais en pratique, c’est dur à mettre en place » ; « il vaudrait mieux agir en amont, mais pour résoudre définitivement le problème, il faut compter plusieurs milliers de francs par famille ». En Seine-Maritime, au 01/02/1998, 12 réseaux de distribution ont résolus leur problème de turbidité soit par interconnexion avec un autre réseau de distribution (pour 2 d’entre eux), soit par la recherche d’un nouveau captage (pour 9 d’entre eux) ou soit par la mise en place d’une station de filtration (pour 2 d’entre eux) ; 8 réseaux sont en voie de résolution de leur problème de turbidité soit par interconnexion (pour 2 d’entre eux), soit par la construction d’une station de filtration (pour 3 d’entre eux), soit par la création de nouveaux forages après une D.U.P. (pour 3 d’entre eux) ou soit par des travaux de protection immédiate (construction d’un bassin en amont d’une bétoire) et enfin, 11 réseaux de distribution connaissant des problèmes chroniques de turbidité n’ont engagé aucune décision de travaux. (soit une population concernée de 50100 personnes). Nous avons donc vu au cours de ce paragraphe que de nombreuses solutions existent, mais celles-ci ont un coût qu’aurait du mal à accepter les utilisateurs de l’eau qui ont déjà vu le m( d’eau passé d’environ 11 francs à 16 francs entre 1993 et 1997 (source : I.N.S.E.E.). Outre le prix important de ces solutions, celles-ci entraînent aussi souvent des conflits d’usage inhérent à l’éternel dilemme entre les intérêts économiques et la protection de l’environnement.
CONCLUSION
Les problèmes de pollution des captages d’eau potable sont bien une réalité à laquelle il faudra faire face dans les années à venir. Par leurs caractéristiques hydrogéologiques, pédologiques, climatiques et par leur occupation du sol, la Seine-Maritime et en particulier le Pays de Caux sont extrêmement fragilisés et la fuite des polluants vers les nappes est une question à reconsidérer, car au delà des périmètres de protection (plus ou moins bien respectés d’ailleurs), c’est tout un bassin d’alimentation qu’il faut prendre en considération. En effet toute modification de l’occupation du sol sur ce bassin, que ce soit la mise en terres labourables des prairies, la suppression des haies sur talus ou la suppression des mares, se traduit par une augmentation des phénomènes de ruissellement, ce qui provoque un déséquilibre à l’échelle du bassin versant. Des solutions simples peuvent être mises en œuvre au niveau de la parcelle ou de l’exploitation agricole. Outre cette modification de l’occupation su sol, des mesures devront être prises pour réduire les apports de fertilisants et de produits phytosanitaires, qui, avec l’augmentation des phénomènes de ruissellement et la vulnérabilité de l’aquifère crayeux, provoqueront un cocktail explosif favorisant la pollution de l’eau potable.
C' est dans ce sens que plusieurs outils d’intervention de l’état telles que les mesures agri-environnementales, les fonds de gestion de l’espace rural, l’opération FERTI-MIEUX, les plans de développement durable et plus récemment les contrats territoriaux d’exploitation, ont été mis en place pour garantir une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Mais encore faut-il que les principaux participants concernés, c’est-à-dire les agriculteurs, soient intéressés par le souci de leur l’environnement (souvent au détriment de gains de production) et encore faut-il que les efforts de sensibilisation et d’information de la part des pouvoirs publics soient assez larges pour toucher le maximum de candidats potentiels. Si cette synergie entre les différents acteurs reste dans l’impasse il faudra que le système pollueur/payeur soit renforcé. C’est cette solution qui semble se dessiner avec les projets récents de Mme Voynet de vouloir taxer les agriculteurs, trop gourmands de produits phytosanitaires, solution qui n’est certainement pas la plus efficace pour tout le monde, mais c’est le moins qui puisse être fait pour inverser la tendance actuelle compte tenu du dialogue de sourd qu’il existe, le plus souvent, entre les élus, les techniciens et les agriculteurs.
(*) extrait de:
VANDEWIELE A. (1999) - Le point sur la vulnérabilité et la protection des captages d'eau potable. Mém. D.E.S.S., Fac. Histoire Géographie, Amiens, 57 p.
mise en forme: Jacques.beauchamp@sc.u-picardie.fr