SEDIMENTOLOGIE/Jacques Beauchamp
Chapitre 11
LA SEDIMENTATION EVAPORITIQUE
1. GENERALITES
Lorsque l'eau s'évapore, elle dépose ses particules détritiques et les ions qu'elle contient précipitent sous forme de sels. Les matériaux déposés constituent une séquence évaporitique. L'ordre de précipitation des sels est le suivant:
CaCO3 - CaSO4 - NaCl - MgSO4 - sels de Br et K
Figure 11-1: masse de sels précipitée dans une saumure en cours d'évaporation.
On distingue 2 types d'évaporites actuelles:
* les évaporites d'eau libre, provenant de l'évaporation
d'un
corps d'eau;
* les évaporites capillaires provenant de la
précipitation des
sels d'une saumure intertitielle dans les pores d'un sédiment.
La formation des évaporites
est
favorisée par le climat aride et le confinement du milieu.
Néanmoins
des régions littorales tempérées mais trés
ventées
sont également le siège d'une forte évaporation
(salines
de Camargue).
Dans les marais salants actuels, le confinement du corps d'eau
est
accompagné d'une intense activité biologique: larves
d'insectes,
algues, bactéries. Des voiles algaires, constitués de
cyanobactéries
et de bactéries photosynthétiques, se développent
dans
une saumure dont la concentration atteint 200 g/l tandis que le sulfate
de
Ca précipite à l'état de gypse. La biomasse est
importante;
la production de matière organique est estimée à
10
kg/an pour 1 m2 de surface de marais salant. La matière
organique
est bien conservée dans ces milieux confinés offrant des
conditions
d'anoxie sur le fond.
Figure 11-2: Productions annuelles comparées de matière organique dans divers milieux.
2. LES MILIEUX EVAPORITIQUES ACTUELS
2.1 Domaines intracontinentaux
a) Lacs temporaires
C'est le cas des bassins continentaux fermés (bassins
endoréiques)
sous climat aride à semi-aride. Ces lacs salés
s'appellent
selon les lieux sebkha continentale, chott, playa...
Les sédiments contiennent beaucoup de matériaux
détritiques
et relativement peu de carbonates de Ca et Mg. Les sels
différents
de ceux provenant de l'eau de mer; il précipite en particulier
du carbonate
de Na, du sulfate de Na ...
b) Lacs permanents
sursalés
La Mer Morte en offre un bel exemple. C'est un lac
alimenté
par une rivière, le Jourdain, mais soumis à une forte
évaporation:
la densité de l'eau atteint 1,33, ce qui correspond à une
salinité
de 325 g/l, à 350 m de profondeur. Les eaux sont
stratifiées
en fonction de la salinité croissante; les eaux profondes
sursalées
sont anoxiques. Depuis 1983, le sel (halite) précipite sur le
fond.
Figure 11-3: Stratification des eaux dans la Mer Morte.
2.2 Domaine paralique
a) Sebkhas côtières
Ce sont des plaines supratidales envahies épisodiquement
par
la mer et siège d'une intense évaporation sous climat
aride.
Le type en est la sebkha d'Abou Dhabi étudiée plus loin.
b) Bras de mer sursalés
Il s'agit de fonds de golfes, estuaires ou lacs reliés
à
la mer libre par un chenal étroit et soumis à une forte
évaporation.
Cette disposition est connue le long des côtes du Pérou,
dans
les Emirats Arabes Unis. Le Lac Assal (Djibouti) est un cas
particulier. Il
est alimenté principalement par des circulation d'eau de mer le
long
de failles d'extension qui affectent cette région du Rift
Africain.
Figure 11-4: Le Lac Assal. L'eau de mer circule le long des fissures depuis le golfe marin.
3. ETUDE D'UN EXEMPLE ACTUEL
La sebkha côtière d'Abou Dhabi sert de modèle de milieu évaporitique paralique.
3.1 Cadre géographique
La région est située sur la rive sud du Golfe Persique. Le climat est chaud et sec: la température de l'air varie entre 12° et 47°C, il ne tombe que 40 à 60 mm de pluie par an. Dans la lagune, la température de l'eau est comprise entre 12° et 40°C, la marée y a une amplitude de 1,20 m. La profondeur le long de la côte ne dépasse pas 20 m, 80 m au maximum au milieu du Golfe. Dans ces conditions extrêmes l'évaporation est intense: elle est estimée à 1,50 m d'eau par an; la salinité est voisine de 70 pour mille sur la côte, soit le double de la salinité marine normale.
Figure 11-5: (A) la "Côte des Pirates" au sud du Golfe Persique. (B) détail: la lagune et la sebkha d'Abu Dhabi.
3.2 Milieux de sédimentation
La sédimentation est carbonatée. Les dépôts comprennent des sables bioclastiques à bioclastes de Lamellibranches, Foraminifères, Gastéropodes, Coraux, des concrétions algaires, des sables oolitiques et des boues carbonatées.
a) Barrière
Des bioconstructions forment une barrière discontinue qui
limite
la lagune côtière. Les coraux sont peu
développés
à cause de la température et de la salinité
élevée.
Des dunes de sable oolitique renforcent cette barrière et
constituent
un chapelet d'îles.
b) Chenaux et deltas tidaux
La lagune est parcourue de chenaux de marée qui
franchissent
la barrière et épandent des sables oolitiques en
cônes
deltaïques sous-marins, les deltas tidaux.
c) Lagune
Dans la zone subtidale se déposent des sables et boues
carbonatés
à aragonite; la faune est faite de foraminifères
benthiques,
de bivalves; il y a quelques herbiers à graminées
halophiles.
La zone intertidale présente à sa base une surface
durcie;
le sédiment est une boue à pellets fécaux de
Cerithes
(Gastéropodes). Dans la partie supérieure
prolifèrent
les algues qui édifient des coussinets algaires à
structure
laminée (stromatolites) qui agglutinent les grains de sable
calcaire.
Des cristaux de gypse croissent et détruisent en partie les
structures
stromatolitiques. Par endroit, se développe une mangrove
à terriers
de crabes.
La zone supratidale est une plaine salée à pente
trés
faible qui n'est inondée que quelquefois par an. Elle est
constituée
de carbonates et de quartz éoliens collés à la
surface
humide contrôlée par le niveau phréatique. Dans le
sédiment
précipitent surtout le gypse, l'anhydrite qui provient en grande
partie
du remplacement du gypse, la dolomite et temporairement la halite sous
forme
d'un film blanc superficiel.
Figure 11-6: Profil transversal dans le littoral d'Abou Dhabi.
3.3 Séquence de dépôt
Les dépôts de la sebkha progradent vers la lagune; dans une coupe faite dans la sebkha, on voit que les niveaux supratidaux à gypse et anhydrite recouvrent les couches déposées en milieu inter- et sub-tidal: la séquence evaporitique est régressive.
Figure 11-7: séquence évaporitique dans la sebkha d'Abou Dhabi; l'épaisseur totale des terrains traversés est de 2 m environ.
4. LES GRANDES SERIES EVAPORITIQUES
A certaines périodes se sont déposées des séries évaporitiques énormes par leur puissance et leur étendue.
4.1 Le Zechstein d'Europe du nord
Le Permien d'Allemagne et la Mer du Nord est sous forme d'un faciès évaporitique renfermant surtout de la halite et appelé Zeichstein. Ce faciès a une puissance supérieure à 2000 m et couvre une superficie de près de 1 million de Km2. La quantité de sel contenue équivaut à 10 % du sel dissous dans l'eau des océans actuels. Sous l'effet de la charge des sédiments sus-jacents et de la fracturation, le sel du Zeichstein remonte en diapir et contribue à former des structures favorables à l'accumulation d'hydrocarbures. La base de la série est constituée de black shales minéralisées en cuivre, les Kupferschiefer.
Figure 11-8: Diapir de sel du Zeichstein en Mer du Nord (image sismique).
4.2 Le Keuper d'Europe et d'Afrique du Nord
Au Trias moyen et supérieur, des couches rouges argileuses riches en gypse et sel se sont déposées dans d'immenses lagunes annonçant la transgression du Jurassique. Les évaporites triasiques forment également des diapirs reconnus notamment dans la région sous-pyrénéenne et dans la marge passive atlantique au large du Maroc. Les argiles du Keuper servent de niveau de décollement pour la couverture dans les Alpes et le Jura. Des minéralisations en Pb et Zn leur sont localement associées (Cévennes).
4.3 Les évaporites du Messinien
Le fond de la Méditerranée et ses pourtours sont recouverts d'une épaisse série évaporitique d'âge miocène supérieur (Messinien). Ces évaporites ont suscité de nombreuses controverses. On a supposé qu'à cette époque l'eau de la mer s'était complètement évaporée et qu'une immense dépression couverte de sel gisait à une altitude inférieure au niveau moyen des mers, de l'Atlantique en particulier.
Figure 11-9 : Répartition des évaporites du Messinien.
5. L'HYPOTHESE DES EVAPORITES D'EAU PROFONDES
Il est difficile d'expliquer la genèse des grandes séries évaporitiques anciennes à partir des modèles actuels. Les milieux évaporitiques de nos jours sont d'extension réduite et la puissance des sels accumulés ne dépasse guère la dizaine de mètres. Des auteurs ont supposé que des sels pouvaient précipiter au fond de corps d'eau soumis à forte évaporation mais en communication restreinte avec la mer libre et donc constamment réalimentés. Une forte épaisseur d'évaporites pourrait précipiter sans pour cela faire intervenir la subsidence.
On ne connait pas de modèle actuel. Néanmoins, on observe dans les marais salants que les cristaux de sels se forment près de la surface de l'eau puis tombent au fond. D'autre part, la stratification des eaux peut entraîner une sursalure dans les couches profondes (comme dans la Mer Morte). Enfin, la teneur en brome de certaines évaporites triasiques est celle rencontrée en profondeur et non en surface.
Figure 11-10: Formation d'évaporites d'eau profonde; l'eau se stratifie, sur le fond s'accumulent des sédiments anoxiques qui donneront plus tard des black shales; la couche superficielle de l'eau s'évapore et se concentre malgré l'apport latéral d'eau, les cristaux de gypse et de sel se forment et tombent au fond.
Orientation bibliographique
Une mise au point claire et bien
illustrée
a paru dans le n° 80 (décembre 2001) de GEOCHRONIQUE.
Jacques Beauchamp